Sorcières #6 : Je suis grossex et c'est ok
Sorcières est une série d'articles féministes inspirée du livre à succès de Mona Chollet « Sorcières, la puissance invaincue des femmes » (Ed. Zones, 2018). Pourquoi Sorcières ? Car comme l'explique si bien l'autrice : « La sorcière est à la fois la victime absolue, celle pour qui on réclame justice, et la rebelle obstinée, insaisissable. » En bref, la sorcière est une femme forte et affranchie de toute domination.
Avec la série « Sorcières » j’ai abordé la représentation du corps des femmes, le harcèlement de rue, le clitoris, la sexualisation des seins jusqu’à m’aventurer sur le terrain qui m’était encore peu connu, celui de la communauté queer et de ses revendications. Aujourd’hui j’essaie d’aborder quelque chose d’autre, qui ne me touche pas de près mais qui m’interroge : être grossex. C’est un sujet vaste et je ne me voyais pas le mettre sur pieds seule. J’ai donc fait appel à Sarah, fondatrice du projet Corps, qui recense des témoignages sur le rapport au corps qu’elle illustre par la suite. Ce projet d’article se fera donc à deux et nous l'illustrerons !
Pour commencer nous pouvons nous poser la question : est-ce que le mot « gros » est dépréciatif ? D’après la discussion lors de la table ronde « Grosses, et alors ? » lors du festival Les Créatives à l’automne dernier, les interviewées répondaient par la négative. « Un gros porte-feuille, un gros chat mignon…ça ne me pose pas de soucis ! Je ne vois pas pourquoi pour moi ça ne fonctionnerait pas. « Obèse » ou autre, on tourne autour de la chose pour ne pas dire ce mot. J’utilise « grosse » sans problème car pour moi c’est juste un adjectif. » répondait Virgine Grossat, bloggeuse mode grande taille. Des stéréotypes il y en a pléthore : manque d’exercice physique, malbouffe, sédentarité, manque de volonté et contrôle sur sa vie personnelle… Nous avons été choquées lorsque nous entendions ces récits autour des violences médicales, du harcèlement scolaire, de la discrimination à l’embauche etc… La grossophobie est une violence sociale étouffante. Daria Marx, militante contre la grossophobie et cofondatrice de Gras politique, le décrit très bien dans la vidéo de Konbini : « La grossophobie s’exprime de manière extrêmement protéiforme dans la société. […] C’est une violence qui s’exprime dans tous les domaines de la vie que ce soit privé, public ou professionnel. Politiquement ce qu’on réclame c’est d’être comme tout le monde et d’avoir le même accès aux choses, aux soins, à l’emploi, à la vie que tout le monde. » Sarah et moi ne vivons pas la grossophobie, c’est pourquoi nous laissons la parole aux personnes qui la vivent au quotidien. Un grand merci à iels pour leur confiance.
Les relations

ALAN
Je suis de nature joyeuse et je ne me laisse pas abattre par les remarques, mais ça arrive qu’il y ait un trop plein. Je suis sur des applis de rencontres et très souvent les mecs qui viennent me parler me ramènent à mon physique. On me demande mon poids, on me traite de grosse truie gourmande, on veut se faire écraser… Les mots en eux-mêmes ne me blessent pas, car je sais qui je suis et je connais ma valeur. Ce qui me rend triste, c’est la méchanceté gratuite avec laquelle c’est fait. Et ce sentiment qu’on doit remercier les personnes qui s’intéressent à nous, même si c’est de manière malsaine. […] Au fil des ans, j’ai remarqué qu’on ne me demandait jamais si je voyais quelqu’un ou si j’avais des relations, alors que dans mon groupe d’ami.e.s les questions se posaient entre les autres. Comme si, parce que j’étais gros, je n’avais pas de désir ou de relations. Dans l’inconscient collectif, on est juste gros.
MARGAUX Je me souviens avoir souvent pensé : « Si on ne veut pas de moi, c’est car je suis grosse, un peu plus grosse ou un peu moins c’est pareil, on ne peut t’aimer. » Encore maintenant quand quelqu’un qui m’attire me porte un peu d’attention, je panique complètement et viens me saboter en me décrédibilisant. Je viens détruire toute possibilité de désir chez l’autre car j’ai peur. Se sentir de nouveau désirable prend du temps.
JULIA
Je dirais que ma peine pour mon corps a commencé vers 7 ou 8 ans. A l’époque j’avais plusieurs femmes de ma famille qui ont grandi dans un monde où le corps de la femme était leur seul moyen de s’en sortir dans la vie. Plus il était joli, plus il allait séduire et plus il allait ramener un bon mari qui pourrait l’entretenir. […] A la maison, pour « m’aider », ma mère me cuisinait juste pour moi toujours des choses saines soit des légumes vapeur, riz blanc, etc. Alors que mes deux frères mangeaient tout et n’importe quoi à côté. Bref, le message était clair. De plus, j’associais vraiment ma mère à un modèle étant donné qu’elle est très mince et que c’était ce que je désirais être aussi. Puis en l’observant plus tard j’ai compris que ce que j’avais associé comme « sain et bon à faire » était donc de faire comme elle : soit manger debout, un petit bol de salade PAR JOUR et le faire le plus vite possible. […] Cette pression familiale m’a fait développer des stratégies folles pour gérer ma peur de mon corps et ma honte de celui-ci. Par exemple tout un temps de ma vie, j’avais envie de mettre des décolletés super plongeants car je me disais qu’au moins, les garçons ne regarderaient pas mon ventre ou mes cuisses mais seraient obnubilés par mes seins. C’EST DINGUE N’EST CE PAS ? Ma vision de l’homme et de la femme me paraît totalement surréaliste aujourd’hui, mais à 12 ou 13 ans c’était ce que j’en avais compris. […] Aujourd’hui je suis mieux dans mon corps que je ne l’ai jamais été. Je n’ai évidement pas perdu 20 kilos, mais j’ai perdu en chemin beaucoup de croyances ridicules sur mon corps, sur la femme et sa place face à l’homme, sur le jugement des autres…
La mode et la beauté

MORGANE
En tant que femme grosse je dois faire face aux remarques et commentaires ambigus liés à mon corps considéré comme anormal. La mode renforce d’autant plus ce sentiment de différence. Comme s’il n’y avait pas de place pour des corps gros ou grands ou ne répondant simplement pas aux panels de tailles et formes des vêtements de l’industrie du textile. Nous n’avons pas notre place juste parce que nous ne répondons pas à des critères! Un jour je regardais un documentaire sur le handicap et une personne interrogée a dit: « mon handicap vient du regard de l’autre ». J’ai trouvé ça si juste! La mode veut que nous paraissions anormales même difformes alors que nous sommes juste uniques. Il n’y a pas un corps pareil ! […] Pour moi la beauté est subjective… Elle réside dans l’émotionnel, les sensations et le ressenti… La beauté est relative et propre à chacun. CHARLOTTE J’ai grandi en devant m’habiller au rayon dames en étant adolescente. Parce qu’il n’y avait pas d’autres options. Ça a beaucoup influencé mon choix de formation, créatrice de vêtements. C’était une façon pour moi de prendre ma revanche. Faire l’école de couture à Lausanne a été libérateur pour moi, pouvoir m’habiller comme je veux, être libre d’être qui j’avais envie d’être. L’arrivée des blogs et de la mode en ligne m’a beaucoup aidée également. Grâce à Stéphanie Zwicky notamment (anciennement le blog de Big Beauty), j’ai enfin eu une représentation positive de la femme grosse, bien dans ses baskets et stylée. Toutes ces choses m’ont motivées à lancer ma marque inclusive de vêtements pour femmes. La stigmatisation et l’invisibilisation des corps n’est pas une solution. Tout comme le manque de représentation avec lequel on a grandi.
CAMILLE
[…] on nous a enfoncé dans le crâne, bien profond, que la beauté, l’élégance, la finesse, la sensualité ne devaient pas dépasser une certaine limite de poids, au-delà de laquelle tu n’es plus rien, à part une grosse. J’étais remplie de dégoût vis-à-vis de moi-même quand j’ai découvert le livre de Mona Chollet « Beauté Fatale ». Ca faisait déjà un moment que j’essayais de travailler sur mon rapport au corps et cette lecture m’a vraiment enlevé un poids. Bien entendu ce n’est pas un remède-miracle, ça serait bien trop facile. Seulement, l’autrice appuie sur un point sensible : la manière dont le corps de la femme est construit, utilisé, manipulé et modelé pour vendre et aussi pour garder les femmes dans la condition qui sert si bien le système dans lequel nous vivons. Cet ouvrage explique comment l’habitude sociétale de tout rationaliser, chiffrer, mesurer, catégoriser a participé à ériger le corps de la femme en objet, en outil face au piédestal sur lequel sont mis les standards.
Je crois que cette oeuvre permet de se déresponsabiliser, de comprendre que ni toi ni moi ne sommes grosses au terme où ils l’entendent, que ce sont eux qui nous font entrer dans cette catégorie et nous font croire que c’est tout ce qui nous défini. Les quelques fois où je me suis plainte d’être grosse, mes proches, sans chercher à me faire de mal, m’ont toujours affirmé, la voix teintée de pitié, « mais non, tu es belle ». J’aimerais que quelqu’un m’explique à quel moment « gros » est devenu le contraire de « beau ». On peut être grosse et belle à la fois. Mettre ces termes en relation directe, c’est nous faire croire qu’il faut impérativement correspondre aux standards de beauté pour mériter d’être belle.
Je vous conseille chaudement ce livre, c’est une bouffée d’air. Aimez-vous, vous êtes beaux.
Réseaux sociaux et influences

CHARLOTTE
Le « fat acceptance » est né aux USA dans les années 1970’. Il a pour but de faire ouvrir les yeux à l’opinion publique sur les discriminations (à l’embauche, les insultes, l’inadaptation des lieux et transports publics, l’accès aux soins médicaux). Le « body positive » est aussi né aux USA, dans les années 1990’. C’est un mouvement social qui valorise l’acceptation et l’appréciation de TOUS les corps. Mouvement qui a beaucoup été repris à des fins marketing (marques body positive du 38 au 46, totalement incohérent). Le problème, c’est qu’avec ces mouvements positifs, les haineux les détruisent sous prétexte qu’ils promeuvent l’obésité. Ce qu’ils ne comprennent pas c’est que ce n’est pas en discriminant les gens, en les stigmatisant, en les brisant qu’ils vont arranger les choses. Rejeter n’est pas une solution, la preuve.
MORGANE
Depuis mes 25 ans je m’investis pour moi et pour mon corps que je souhaite mieux comprendre. Cette démarche m’a amené à mieux l’écouter, le considérer comme un ami. […] Depuis 3 ans je vais à la piscine. De plus je pratique régulièrement la marche à pied. J’entreprends tout à mon rythme et selon mes propres limites. C’est essentiel lorsqu’on parle de respect de son corps. J’étais fatiguée de me battre avec lui. Alors j’ai décidé de lui faire confiance et de l’aimer. Le « body positive » m’a beaucoup aidé dans cette démarche. […] Sur instagram j’ai découvert une multitude de comptes de jeunes femmes rondes, grosses, obèses! Ça m’a beaucoup aidé à mieux percevoir mon propre corps et d’en aimer tous ses détails. Ces filles m’ont permis de croire que la femme grosse à sa place dans notre société. Et qu’il y en a pleins qui vivent normalement avec leur rondeurs. Ces influenceuses qui prônent le body positif, leur témoignage et leur discours m’ont beaucoup aidé dans mes démarches!
Le rapport au corps

MARGAUX Il y a 2 ans je pesais 93 kilos et j’en pèse aujourd’hui 68 grâce à l’aide d’une nutritionniste. Je me souviens de la honte que j’ai ressenti quand, attendant une amie, je tenais dans mes mains 2 gaufres au chocolat (pour mon amie et moi). Les regards me pétrifiaient de gêne, comme s’ils criaient « tu ne devrais pas manger ça, tu t’es vue ». […] En réalité, tout est plus compliqué en étant grosse, le jugement permanent, les remarques, les regards, la vie simplement. On se balade tous les jours avec un sac à dos rempli de pierres. Pour monter les escaliers, courir, dormir.
CLÉMENCE J’ai toujours été grosse. En tout cas, j’en ai toujours eu l’impression. […] Ce qui me gêne, dans toute cette histoire, c’est le tabou autour du mot gros.se., le fait de n’entendre ce mot utilisé que comme une insulte, nécessairement associé à de la souffrance. Même mes ami.e.s, hyper bienveillant.e.s, continuent à me corriger quand je dis que je suis grosse. Non, t’es pas grosse, t’es bien en chair, t’es pulpeuse. Bah non en fait, je suis grosse et c’est pas grave. Pour que ce soit OK d’être gros.se, il faudrait commencer par pouvoir le dire. Si se définir factuellement doit se faire dans la honte, comment peut-on attendre de nous que nous nous aimions et que nous agissons fièrement ? Du love aux gros.se.s, on est gros.se.s et on est beaux.
EVA La comparaison de mon corps avec celui des autres a toujours été très rude pour moi. Je me suis depuis sentie complètement « moche ». Je ressens au quotidien qu’un corps gros n’est pas acceptable et n’est pas beau. Être gros c’est quelque chose qu’on ne veut surtout pas être. La peur de « grossir », le pantalon « qui me grossit », les aliments « qui font grossir ». C’est un peu comme si être gros c’est la pire chose sur terre et qu’il ne faut à tout prix pas le devenir. Ou le rester quand on l’est déjà. Du coup, c’est super difficile pour moi de me situer entre aimer mon corps comme il est car c’est mon corps, qu’il me permet de respirer, de manger, de marcher et surtout de vivre. Et qu’au final la définition de la beauté est hyper subjective. Ou alors penser au côté esthétique, vouloir être comme les autres et du coup être absolument obnubilée par l’espoir de le voir fondre et de (peut-être) me sentir moins moche.
SOPHIE
La grossophie dans mon quotidien c’est:
La maltraitance médicale alors que je suis en bonne santé. La difficulté à trouver des vêtements à sa taille mais également pour le travail ou le sport car oui je suis sportive. Ne pas pouvoir utiliser certains types de chaise, s’asseoir et qu’elle cède sous mon poids devant tout le monde pendant une sortie. C’est connaître l’expression ‘‘avoir le loup’’. C’est ne pas pouvoir faire les même activités que mes ami.es car le matériel ou l’infrastructure n’est pas adapté. C’est être la grosse du groupe. Pour moi être grosse c’est être marquée au fer rouge et qu’on me le rappelle chaque jour en grattant cette cicatrice. C’est devenir ce que personne ne souhaite être, c’est quand notre corps est le pire cauchemar de ses ami.es, sa famille et le reste du monde.
JULIA Personnellement, ma porte d’entrée vers l’amour et la bienveillance de mon corps ça a été l’introspection. Il y a deux ans environ j’ai commencé à simplement en avoir tellement marre d’être toujours dans un schéma de honte qu’il fallait que je fasse quelque chose. J’ai commencé à écrire sur la vie de mon corps et comment je l’ai perçu avec le temps, par ex : Dans quel contexte j’ai été élevée, depuis quand je vis cette honte, quels événements ont empiré, quels éléments ont aidé, à qui j’en veux particulièrement, qui sont les modèles ou références dans ma vie, quels sont les schémas qui se répètent, quelles étaient les choses qui me dérangeait pour de vrai et qu’est ce qui me dérangeait que dans certains contextes ? […] Et c’est en me relisant que je me suis dit « Wahou, si c’était mon enfant qui vivait ou écrivait ça j’en serais malade. » Et là j’ai eu un déclic. Petit à petit ça m’a moins obnubilé, j’ai commencé à regarder mon corps non pas au prisme de son poids mais de tout ce qu’il me permettait d’accomplir. Et récemment j’ai vraiment constaté que ça avait fait son effet quand un inconnu dans la rue m’a regardé et m’a dit avec dégoût « Mais toute cette graisse… Tu devrais avoir honte » et je me suis vue éclater de rire en le trouvant ridicule LUI. Ca a été un grand moment de liberté.
Un grand merci à à toutes ces personnes d’avoir partagé leur vécu pour cet article de Sorcières ! Nous avons été très touchées par tous ces récits, merci encore. Nous espérons de tout coeur que ces témoignages participeront à une sensibilisation de chacun.e.x